51.
Après huit jours de travail acharné, les artisans de l’équipe de droite goûtaient leurs quarante-huit heures de repos au village avant de repartir pour la Vallée des Rois.
Leur quiétude fut brutalement troublée par les vociférations d’un couple qui se jetait injures et pièces de vaisselle à la figure.
— On dirait que ça provient de chez Féned, dit Ouâbet la Pure à son mari, qui s’amusait à lancer Aperti en l’air et à le rattraper au dernier moment, ce qui déclenchait les éclats de rire du bambin.
— Une petite dispute avec sa femme... Elle n’est pas commode, paraît-il.
— Ça rassemble plutôt à un pugilat. Ne devrais-tu pas intervenir ?
Comme Paneb aimait bien Féned le Nez, il confia son fils à Ouâbet, sortit de chez lui et emprunta la ruelle jusqu’à la demeure du tailleur de pierre dont la porte était ouverte.
Un beau plat en albâtre frôla la tempe du jeune colosse.
— Calmez-vous ! ordonna-t-il.
Féned jaillit de la petite maison blanche et se heurta à Paneb.
— Fuyons, recommanda-t-il, ma femme est devenue folle !
Vu l’abondance des projectiles, Paneb suivit son collègue qui courait sans se retourner.
Hors d’atteinte, il reprit son souffle.
— Merci de ton aide, mais même une armée de géants serait impuissante face à une épouse déchaînée. Cette fois, elle est allée trop loin... Je demande le divorce.
— Réfléchis quand même... Que lui reproches-tu ?
— Nous ne sommes d’accord sur rien, il vaut mieux nous séparer.
— C’est une décision grave, Féned ; peut-être pouvez-vous vous réconcilier.
— Elle ne me comprend plus, je ne la comprends plus.
D’un pas décidé, Féned le Nez pénétra dans la salle d’audience de Kenhir, occupé à rédiger le Journal de la Tombe.
— Je veux divorcer.
Le scribe de la Tombe ne leva pas les yeux.
— Es-tu conscient qu’il te faudra changer de domicile et laisser au moins un tiers de tes biens à ton épouse qui en réclamera sans doute davantage ?
— C’est une question de vie ou de mort.
— Si nous en sommes là... Mon assistant préparera le dossier nécessaire.
Kenhir appela Imouni qui classait des papyrus. À la surprise de Féned, le scribe assistant se montra délicat et compréhensif ; grâce à lui, le tailleur de pierre affronta l’épreuve avec un certain optimisme. Il appartiendrait au tribunal du village de tenter une ultime conciliation, d’écouter les anciens époux et de répartir leurs acquis. Dans cette attente, Imouni logerait chez lui Féned le Nez.
C’est un Paneb pensif qui retrouva sa femme et son fils.
— Rien de sérieux ? demanda Ouâbet.
— Féned divorce.
— C’est... c’est affreux !
— À le voir, on ne le croirait pas. C’est bizarre... J’ai même l’impression qu’il jouait la comédie.
— Les divorces sont plus rares ici que dans les autres villages, car les artisans préviennent leurs futures épouses de ce qui les attend, et elles connaissent l’étendue de leurs tâches matérielles et rituelles. Mais pourquoi Féned tenterait-il de donner le change ?
— Pour faire croire qu’il est en désaccord avec sa femme.
— Dans quelle intention ?
— Aucune idée.
— Tu m’intrigues, Paneb. Je tâcherai de découvrir la vérité en parlant avec elle.
Paneb avait été chercher de l’eau pour la cuisine et il allumait les lampes, à la nuit tombante, quand Ouserhat le Lion et Ipouy l’Examinateur frappèrent à sa porte.
— Le maître d’œuvre te demande.
C’était le dernier soir de repos avant de retourner dans la Vallée des Rois, et Ouâbet avait prévu un savoureux dîner.
— C’est un ordre ?
— Libre à toi de refuser, répondit Ouserhat.
La réponse intrigua Paneb qui se tourna vers son épouse. Ouâbet la Pure lui sourit.
— Nous dînerons plus tard, dit-elle d’une voix étrange, comme si elle était complice des visiteurs.
— Que veut Néfer ?
Ouserhat haussa les épaules.
— Nous, on n’en sait rien. Quelle est ta réponse ?
— Allons-y.
— Bonne chance, murmura Ouâbet.
Le trio prit la direction du grand temple dont Nakht le Puissant gardait l’entrée.
S’il s’agissait d’un règlement de comptes devant l’équipe, Paneb se sentait prêt.
— Nous accompagnons un artisan désireux de parcourir les deux chemins, déclara Ouserhat. Laisse-nous passer.
Nakht s’écarta, le trio pénétra dans la cour à ciel ouvert où avait été installée une cuve remplie d’eau.
— Dépouille-toi de tes vêtements, exigea Ipouy, et plonge-toi dans ce liquide pour te purifier.
Après s’être immergé complètement, Paneb sortit de la cuve et il fut invité à franchir le seuil de la première salle du temple.
Dans la pénombre, assis sur les bancs de pierre longeant les murs, les membres de l’équipe de droite.
Soudain, un feu jaillit.
— Oseras-tu franchir cet obstacle et entrer dans le cercle de feu ? interrogea Ouserhat.
Paneb s’élançait, Ipouy le retint.
— Prends cette rame sur laquelle a été dessiné un œil. Elle ne brûle pas dans les flammes, et nos anciens l’ont utilisée pour parcourir les chemins d’eau et de feu.
Tendant la rame devant lui comme un bouclier, Paneb traversa le rideau de flammes.
Les artisans se levèrent et formèrent un cercle autour de lui.
Sur le sol du temple avaient été tracés deux chemins sinueux, l’un bleu et l’autre noir. Entre eux, un bassin d’où sortaient d’autres flammes.
— Deux chemins difficiles mènent au vase sacré d’Osiris, déclara le maître d’œuvre. Le chemin d’eau est bleu, le chemin de terre est noir, et ils sont séparés par un lac de feu où le soleil et l’esprit de l’initié se régénèrent. Ces deux chemins s’opposent l’un à l’autre, et tu ne pourras les parcourir que par le Verbe et l’intuition des causes. Mais désires-tu voir le secret de la connaissance ?
— Je le désire de tout mon cœur.
— Que la corde des métamorphoses soit déroulée et que l’être juste suive le chemin de Maât.
Ouserhat reprit la rame, Gaou le Précis et Ounesh le Chacal ajustèrent un cordeau sur les deux chemins.
— Suis-moi, Paneb, demanda Néfer le Silencieux.
Les deux hommes s’enfoncèrent dans les ténèbres d’une salle qui se terminait par trois chapelles aux portes closes.
— Je vais tirer le verrou, annonça Néfer. Ce que tu verras, tu ne pourras plus l’oublier, et ton regard sera transformé. Il en est temps encore, tu peux te retirer après avoir entendu la voix du feu.
— Tire le verrou.
Le maître d’œuvre ouvrit la porte de la chapelle du centre.
Sur la pierre de lumière, recouverte d’un voile, se trouvait un vase en or scellé, haut d’une coudée.
— Le feu protège le vase de la connaissance au cœur du silence et de l’obscurité. En lui furent déposées les lymphes d’Osiris, à jamais inaccessibles aux profanes. Tout être qui contemple ce mystère ne mourra pas de la seconde mort, car il deviendra porteur des formules de connaissance grâce auxquelles il ne se décomposera pas dans l’Occident.
Néfer s’approcha du vase dont Paneb crut voir jaillir des lueurs agressives, et il lui présenta une statuette de Maât.
— Nous sommes les fils de la Place de Vérité et nous t’offrons la déesse de la rectitude qui, seule, dissipe les ténèbres. Que l’âme de Paneb monte au ciel, traverse le firmament et fraternise avec les astres.
La chapelle s’illumina.
À son fronton, Paneb discerna un soleil ailé dont la lumière était aussi vive que celle de midi.
— Éclaire les routes pour le Serviteur de la Place de Vérité, implora le maître d’œuvre, qu’il puisse aller et venir sans être entravé par les ténèbres.
Néfer ôta le sceau qui fermait le vase et le voile qui recouvrait la pierre. Son rayonnement contraignit Paneb à fermer les yeux, mais il les rouvrit bien vite en se protégeant de son avant-bras.
— Cette pierre est l’indomptable qui ne peut être asservie, révéla le maître d’œuvre. En elle sont taillés les scarabées chargés de remplacer le cœur humain pour le voyage de l’au-delà, mais elle ne perd aucune parcelle de sa substance, car la lumière demeure éternellement semblable à elle-même. Sache que le ciel est notre carrière et notre mine où nous puisons les matériaux de l’œuvre.
Néfer inclina le vase vers la pierre. De son goulot sortit une flamme dorée d’une incroyable beauté.
Lorsqu’il se retourna vers Paneb, le maître d’œuvre tenait dans ses mains un petit scarabée taillé dans une pierre verte d’une exceptionnelle dureté.
— Tu possédais l’œil, voici ton cœur.